Sommes-nous des “fenêtres” sur la conscience universelle ?
Individu, cerveau et focalisation dans le modèle de Maria Strømme
Série : “Conscience fondamentale — Nouvelles perspectives entre physique et non-dualisme”
ARTICLE 4
Si le modèle proposé par Maria Strømme ne surgit pas dans un vide intellectuel, c’est qu’il s’inscrit dans un renouvellement plus large des théories de la conscience observé depuis une vingtaine d’années. Philosophes de l’esprit, physiciens, neuroscientifiques et théoriciens de l’information interrogent désormais ouvertement les limites du matérialisme classique et explorent des pistes longtemps marginalisées.
Ce quatrième article de la série propose un panorama critique des principaux modèles contemporains qui, chacun à leur manière, tentent de repenser la conscience : idéalisme analytique, panpsychisme, théories informationnelles ou approches neuro-intégratives. De David Chalmers à Philip Goff, de Giulio Tononi à Donald Hoffman, ces chercheurs dessinent un paysage intellectuel contrasté, parfois conflictuel, mais animé par une même intuition : la conscience ne peut plus être traitée comme un simple sous-produit du cerveau.
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Il vise à situer le modèle de Maria Strømme dans ce champ théorique élargi, à en éclairer les convergences et les divergences, et à fournir au lecteur des repères solides pour comprendre les enjeux actuels du débat.
Introduction : Le problème de l’individualité
Dans les modèles idéalistes, panpsychistes ou non-duels – qu’ils soient philosophiques ou inspirés par la physique contemporaine – la question la plus difficile n’est pas de postuler une conscience universelle, mais d’expliquer la pluralité des consciences individuelles.
C’est ce que l’on appelle souvent “le problème de l’individuation”.
En effet, si tout provient d’une source consciente unique, comment expliquer qu’il existe des expériences subjectives distinctes, que chaque individu possède un “point de vue”, que les consciences semblent séparées et qu’une diversité psychologique, culturelle et biologique émerge ?
Maria Strømme consacre une partie centrale de son article « Universal consciousness as foundational field » à cette question.
Son objectif est de montrer que la multiplicité des consciences individuelles n’est pas une contradiction du modèle non-duel, mais une conséquence structurelle de la dynamique interne du champ de conscience universelle.

David Chalmers
Le présent article examine cette idée en profondeur en étudiant, tour à tour :
- Le rôle du cerveau
- Le mécanisme de focalisation
- L’illusion de la séparation
- Le parallèle avec les modèles idéalistes contemporains
- et les limites explicatives du modèle.
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Le cerveau : production ou filtre ? Deux visions opposées
L’interprétation matérialiste dominante affirme que le cerveau produit la conscience.
Mais plusieurs penseurs ont proposé une vision alternative qui postule que le cerveau ne produit pas la conscience ; il la filtre, la canalise et la particularise.
1.1. Trois grandes familles de “modèles filtre”
- Chez les philosophes du XIXᵉ siècle :
- Bergson, pour qui le cerveau “règle la lumière de la conscience”.
- William James, qui considère que l’esprit n’est pas produit, mais réduit par le cerveau.
- Myers, qui considérait que la conscience subliminale est vaste et l’ego étroit.
- Chez les philosophes contemporains :
- David Chalmers, pour qui la conscience ne s’explique pas par la matière.
- Bernardo Kastrup qui considère les cerveaux comme des “dissociations” d’une conscience universelle.
- La science cognitive alternative est représentée à ce niveau par :
- Donald Hoffman, pour qui le cerveau crée une interface et non la réalité.
- Varela / Thompson, qui s’intéresse au concept de conscience incarnée, non émergente.
1.2. Position de Maria Strømme
Strømme adopte une version raffinée du modèle “filtre”. Pour elle, le cerveau canalise le champ universel de conscience pour permettre une perspective limitée, ce que nous pourrions appeler un “point de vue”.
Elle ne nie pas les corrélations neurobiologiques, mais elle renverse le sens de la causalité considérant que le cerveau ne génère pas la conscience mais qu’il façonne la manière dont la conscience universelle se manifeste localement.
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La focalisation : une clé pour comprendre l’individualité
Au cœur de la théorie de Strømme se trouve l’idée de focalisation de la conscience universelle qui permet à une portion du champ conscientiel de se concentrer dans un “centre de perspective”.
2.1. La conscience universelle : champ indifférencié
À son niveau fondamental, la conscience universelle est non locale, non limitée, sans sujet, sans objet et sans frontières internes.
2.2. La focalisation crée un “centre”
Lorsque la conscience se focalise, un phénomène généré par l’aspect dynamique nommé « Universal Thought », elle adopte des caractéristiques particulières comme une perspective singulière, une expérience localisée, un contexte corporel particulier, un ensemble de perceptions limitées.
Ce centre de focalisation n’est pas une entité séparée, mais une contraction fonctionnelle de la conscience universelle.
2.3. Analogie optique
Maria Strømme propose une métaphore simple :
- la conscience universelle = la lumière omnidirectionnelle,
- la conscience individuelle = un rayon focalisé à travers une lentille.
Cette lentille, c’est le cerveau, le corps, l’environnement sensoriel, la mémoire et les structures psychiques.
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Pourquoi plusieurs individus ? La brisure de symétrie comme explication
Nous entrons dans une partie technique, mais c’est important pour bien comprendre la pensée de Maria. Dans la physique des champs, la brisure de symétrie explique la diversité des particules, les propriétés physiques et la multiplicité des états quantiques.
Maria Strømme applique cette idée à la conscience. Pour elle, l’unité fondamentale se “divise” en apparences multiples lorsque la symétrie parfaite de la conscience universelle se brise.
3.1. La conscience universelle est un état parfaitement symétrique
Dans cet état il n’y a pas de centre, pas de localisation et pas de sujet distinct.
3.2. La brisure de symétrie crée des centres apparents
Lorsque la symétrie est rompue par la dynamique de l’ « Universal Thought », il apparaît des perspectives, des points d’attention et des individus.
Strømme compare ce processus à la formation de particules : l’unité se manifeste sous des formes multiples mais l’unité demeure le fondement.
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Le rôle du corps : limitation, incarnation, interface
L’individualité ne dépend pas seulement du cerveau, elle dépend d’un ensemble complexe de contraintes corporelles.
4.1. Le corps est un réducteur d’infini
Sans un corps la conscience universelle serait totalement non différenciée et aucune perspective distincte n’émergerait.
Le corps impose des limites avec :
- des capacités sensorielles spécifiques (vision humaine, ouïe, toucher, etc.),
- des capacités motrices,
- des besoins physiologiques,
- une localisation géographique.
Ces limitations créent une perspective incarnée.
4.2. Le système nerveux est un filtre de complexité
Le cerveau sélectionne certaines informations, il en ignore d’autres, il crée des régularités internes (mémoire, habitudes, motifs) et stabilise une identité narrative.
4.3. L’individu comme interface dynamique
Dans cette conception, un individu est un processus, non une entité fixe.
Ce processus peut se résumer en un mot : interface.
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Parallèles avec les théories idéalistes contemporaines
Le modèle de Maria Strømme rejoint plusieurs autres approches idéalistes ou non-duelles.
5.1. Bernardo Kastrup et les centres de dissociation
Pour Kastrup la conscience universelle se “dissocie” en centres individuels comme un esprit unique présentant plusieurs personnalités fonctionnelles.
La focalisation de Strømme ressemble fortement à cette dissociation fonctionnelle.
5.2. David Chalmers : le panpsychisme “dualité naturelle”
Chalmers propose que la conscience est fondamentale mais qu’elle s’attache à la matière d’une manière encore mystérieuse.
Pour sa part, Strømme inverse la proposition. Pour elle, la conscience est première et la matière est une configuration de la conscience.
5.3. Thomas Metzinger : le “moi” comme construction phénoménale
Metzinger défend l’idée que le “moi” n’est pas une entité réelle, mais un modèle interne.
Maria Strømme reformule la même intuition dans un cadre non-duel. Elle présente l’ego comme une focalisation, pas une substance.
5.4. Rupert Spira et la tradition advaita
Là aussi, Maria Strømme rejoint la tradition non-duelle lorsque Spira affirme que “La conscience universelle adopte un point de vue limité et se prend pour un individu.”
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L’individu dans le modèle Strømme : une illusion fonctionnelle
Maria Strømme fait preuve de subtilité. Elle ne considère pas l’individualité comme une illusion au sens péjoratif, mais comme une illusion utile nécessaire pour agir dans le monde, indispensable pour développer une identité et essentielle pour les interactions.
6.1. Mais attention ! Illusion ne signifie pas inexistence
Le moi existe comme modèle, processus, interface et perspective.
Mais il n’existe pas comme entité indépendante du champ conscientiel.
6.2. Dans la vision de Strømm, l’individu est considéré comme un “centre de narration”
L’individualité y est avant tout une narration, un flux de perception et une interprétation organisée.
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Les limites du modèle : des questions encore ouvertes
Malgré la cohérence globale, plusieurs difficultés demeurent que voici présentée de manière non exhaustives.
7.1. La pluralité des sujets n’est pas entièrement expliquée
La focalisation est une idée élégante, mais elle ne résout pas entièrement pourquoi il y a plusieurs focalisations, comment la focalisation débute ni pourquoi elle se stabilise.
7.2. Le rôle exact du cerveau reste flou
Si comme le pense Maria, le cerveau filtre la conscience, alors comment expliquer les altérations de conscience dues aux lésions, la perte de conscience sous anesthésie et les modulations d’états mentaux ?
Maria Strømme propose une approche qualitative au détriment d’une vision mécaniste.

7.3. L’absence de prédictions testables
Son modèle n’a pas encore de critères empiriques permettant de le distinguer du matérialisme, du panpsychisme et de l’idéalisme analytique pur.
7.4. Le défi de la cohérence interne
Autre objection, de taille, si la conscience est non-duelle et indivisible, comment déterminer où se situe la frontière qui définit une focalisation spécifique ?
Conclusion : Le moi comme forme locale du champ universel
Le modèle de Maria Strømme offre une vision profondément unifiée de la conscience :
- il place la conscience au fondement du réel,
- il interprète l’individu comme une perspective localisée,
- il voit le cerveau comme une interface, non comme une usine à fabriquer l’esprit,
- il explique la pluralité par une dynamique interne du champ fondamental.
Il rejoint ainsi plusieurs lignes de pensée idéalistes contemporaines (Kastrup, Chalmers, Spira), tout en leur donnant une articulation propre, centrée sur les Trois Principes et leur dynamique de brisure de symétrie.
Dans le prochain article, nous comparerons plus systématiquement la théorie de Strømme avec les modèles idéalistes, panpsychistes et informationnels contemporains de Bernardo Kastrup, David Chalmers, de l’Integrated Information Theory (Tononi), de l’Orch-OR (Penrose–Hameroff) et des modèles informationnels (Wheeler, Lloyd).
Cela nous permettra de situer clairement Maria Strømme dans le paysage intellectuel contemporain et d’évaluer ce que son approche apporte – ou non – à l’énigme de la conscience.

Le chercheur Giulio Tononi, de l’Integrated Information Theory
Aller plus loin et consulter l’intégralité des articles de cette série :
En libre accès :
Article de base :
Maria Strømme : Une scientifique à la croisée de la physique, de la biologie et de la métaphysique
Article 1.
Quand la conscience devient la trame du réel : vers un nouveau paradigme scientifique ?
Article réservé aux abonnés ou aux lecteurs de la revue 139 :
Article 2.
Aux sources de l’être : peut-on décrire scientifiquement une conscience universelle ?
Article 3.
Quand le cosmos jaillit de la conscience : vers une physique de l’espace-temps émergent
Article 4.
Sommes-nous des “fenêtres” sur la conscience universelle ?
https://parasciences.net/sommes-nous-des-fenetres-sur-la-conscience-universelle/
Article 5.
Idéalisme analytique, panpsychisme, information intégrée : où situer le modèle Strømme ?
Article 6.
Une métaphysique scientifique en devenir : limites, critiques et perspectives du modèle Strømme
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