Quand la conscience devient la trame du réel : vers un nouveau paradigme scientifique ?
La question de la conscience traverse l’histoire de la pensée depuis des millénaires, mais elle connaît aujourd’hui un tournant singulier. Longtemps dominée par une approche matérialiste — selon laquelle la conscience serait un simple produit du cerveau – la recherche contemporaine se heurte à des impasses conceptuelles de plus en plus visibles, tant en philosophie de l’esprit qu’en neurosciences et en physique fondamentale.
C’est dans ce contexte en recomposition que s’inscrit la proposition audacieuse de Maria Strømme, physicienne et professeure de nanotechnologie à l’Université d’Uppsala. Dans un article publié en 2025 dans AIP Advances, elle suggère de renverser le schéma classique : et si la conscience n’était pas un effet secondaire de la matière, mais le champ fondamental à partir duquel émergent l’espace-temps, la matière et les consciences individuelles ?
Ce premier article de la série propose une présentation générale et accessible de ce modèle, en le replaçant dans le débat scientifique et philosophique actuel. Il ne s’agit pas de trancher, mais de comprendre pourquoi ce type d’approche suscite aujourd’hui un intérêt croissant, et en quoi il pourrait annoncer un changement de paradigme dans notre manière de penser le réel.
👉 Les articles suivants de la série – consacrés à l’analyse détaillée du modèle de Strømme, à ses limites et à sa comparaison avec d’autres approches contemporaines – seront réservés aux lecteurs et abonnés de la revue papier « Parasciences ».
Série : “Conscience fondamentale – Nouvelles perspectives entre physique et non-dualisme”
ARTICLE 1 : Introduction
Une vieille question, un tournant nouveau
La question de savoir si la conscience est produite par le cerveau ou si elle constitue, au contraire, un élément fondamental de la réalité accompagne l’histoire de la pensée depuis des millénaires. Pourtant, depuis un siècle, les sciences naturelles ont largement privilégié une hypothèse : la conscience émerge de processus neuronaux suffisamment complexes. Le cerveau, considéré comme une machine physique extraordinairement élaborée, serait la cause et la condition de toute expérience subjective.
Cette vision, souvent qualifiée de “physicalisme”(1) ou de “matérialisme”, domine encore aujourd’hui. Elle a reçu le soutien des neurosciences modernes, des sciences cognitives, de l’informatique théorique et de la psychologie expérimentale. Mais depuis une vingtaine d’années, un changement profond s’opère : l’émergentisme radical, c’est-à-dire l’idée que la conscience n’est qu’une propriété secondaire d’un système matériel – semble de plus en plus contesté, non seulement par des philosophes, mais aussi par des physiciens, des neuroscientifiques et des spécialistes de l’information.
C’est dans ce paysage en recomposition que s’inscrit le modèle proposé par Maria Strømme dans son article intitulé : Universal consciousness as foundational field: A theoretical bridge between quantum physics and non-dual philosophy (AIP Advances, 2025). L’ambition de Maria Strømme est claire : proposer une théorie où la conscience n’est plus un produit dérivé, mais le champ fondamental duquel émergent la matière, l’espace-temps, et même les consciences individuelles. C’est là une idée audacieuse qui s’appuie à la fois sur des réflexions issues de la physique contemporaine, des données expérimentales difficiles à intégrer dans le cadre strictement physicaliste (1), et des traditions philosophiques non-duelles souvent ignorées par la science moderne.
Dans cet article, je vous présente cette théorie dans ses grandes lignes, en la situant dans le débat actuel. Non pour trancher, mais pour comprendre pourquoi ce type de modèle attire aujourd’hui un intérêt grandissant, et comment il renouvelle la question de la nature de la conscience.
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La crise du modèle matérialiste
La vision dominante du XXe siècle reposait sur un schéma hiérarchique simple :
matière → chimie → biologie → cerveau → conscience.
Mais ce schéma rencontre aujourd’hui des difficultés croissantes :
1.1. L’insoluble “problème difficile”
Formulé par David Chalmers, il désigne l’impossibilité de déduire logiquement la subjectivité (le fait d’avoir une expérience intérieure) à partir de processus physiques. Aucun progrès neuroscientifique n’a réduit cette fracture.
1.2. Les limites des modèles computationnels
L’analogie entre cerveau et ordinateur se révèle trop pauvre : la conscience n’est pas un traitement d’information classique.
1.3. La question de l’unité de la conscience
Comment une multitude de neurones en interaction produit-elle une expérience unifiée ?
1.4. Les données dites “anomalistes”
Sans entrer dans des domaines controversés, notons simplement que certaines expériences (états de conscience altérés, impressions de non-localité, synchronicités, etc.) s’intègrent mal dans un modèle purement neuronal.
1.5. Le tournant de la physique fondamentale
La physique quantique et plusieurs approches de la gravité quantique suggèrent que :
- l’espace-temps n’est pas fondamental,
- la causalité est contextuelle,
- la réalité n’est pas complètement indépendante de l’observation,
- l’information pourrait être plus fondamentale que la matière.
Dans ce contexte théorique, l’idée que la conscience soit fondamentale apparaît moins marginale qu’il y a encore vingt ans.
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Le modèle de Maria Strømme : la conscience comme champ fondamental
Dans son article, Maria Strømme propose de renverser le schéma matérialiste classique.
Au lieu de : matière → conscience, elle propose : conscience universelle → espace-temps → matière → conscience individuelle
Son modèle se fonde sur une ontologie tripartite appelée en anglais: Universal Mind, Universal Consciousness, Universal Thought. Ce ne sont pas des entités distinctes, mais trois aspects ou fonctions d’un même champ fondamental.

Voyons cela de plus près.
2.1. Universal Mind — structure informelle de l’ordre cosmique
Il ne s’agit pas d’un “Esprit suprême” au sens religieux, mais d’un principe organisateur, comparable à l’ordre implicite de David Bohm, la structure mathématique fondamentale en physique théorique, un champ d’information non local.
Universal Mind désigne le principe d’organisation, la potentialité structurée : rien n’est encore différencié, mais tout est possible.
2.2. Universal Consciousness — la capacité de percevoir
Il s’agit de la conscience pure, non localisée, non limitée, dépourvue de contenu spécifique.
Ce n’est pas “quelqu’un” qui perçoit, mais la possibilité de percevoir en soi.
Maria Strømme insiste sur le caractère non dualiste de cette conscience : elle est à la fois la source et le témoin de tout phénomène.
2.3. Universal Thought — la dynamique de la manifestation
C’est le mécanisme par lequel la conscience universelle se différencie en formes, objets, perceptions, lois physiques.
Universal Thought correspond à la dynamique créatrice, la brisure de symétrie en physique, le passage du potentiel à l’actuel.
C’est une nouvelle façon de formuler le passage du non-manifesté au manifesté.
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Du champ de conscience au cosmos : une physique alternative
L’un des points les plus intéressants de l’article de Maria Strømme est sa tentative de rapprochement entre sa théorie et les développements récents de la physique.
3.1. Le vide quantique comme point de départ analogue
Selon la scientifique, le “vide” quantique n’est pas un “rien”.
Il contient une énergie, des fluctuations, des symétries, des possibilités de brisure de symétrie.
Maria Strømme s’appuie sur cette vision pour proposer une analogie : le champ de conscience universelle serait un “vide métaphysique” doté de potentialités illimitées.
3.2. L’espace-temps comme structure émergente
Les théories modernes de l’espace-temps (réseaux de spins, gravité holographique, espace-temps entropique) considèrent l’espace et le temps non comme des entités fondamentales, mais comme des constructions émergentes issues d’interactions plus profondes, d’entités discrètes, d’informations quantiques.
Strømme extrapole ce mouvement en postulant que, si l’espace-temps émerge, il peut le faire à partir d’un champ de conscience.
3.3. La matière comme pattern stabilisé
Selon Maria Strømme les particules sont des modes d’excitation du champ de conscience, les propriétés de la matière (masse, charge, spin) sont les conséquences de brisures de symétrie internes au champ fondamental, la décohérence serait un processus de stabilisation de formes de conscience.
Cette vision rejoint certains modèles informationnels déjà connus (Wheeler : « It from bit ») ou holographiques.
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L’émergence de l’individualité : un problème central
Dans le modèle défini par Maria Strømme, les consciences individuelles ne sont pas créées par la matière. Elles apparaissent comme :
- des focalisations locales du champ universel,
- des perspectives limitées,
- des résonances conditionnées par les structures biologiques.
4.1. Le cerveau comme interface, non comme producteur
Bien sûr, Maria Strømme ne nie pas l’importance du cerveau. Elle considère qu’il joue un rôle de : filtre, de canal, de réducteur de potentialité.
Cette idée n’est pas nouvelle : Avant elle, Bergson, James, Myers, Kelly, mais aussi Donald Hoffman, ont développé des modèles similaires.
4.2. Pourquoi plusieurs points de vue ?
C’est la question la plus délicate que l’on rencontre dans toutes les théories idéalistes. Maria Strømme répond par la limitation d’une perspective, par la brisure de symétrie au sein du champ universel, par la dynamique de l’Universal Thought.
Mais son explication demeure conceptuelle : indiquer que l’individualité résulte d’une focalisation ne suffit pas à expliquer comment ou pourquoi cette focalisation se produit.

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Convergences avec les traditions non-duelles
L’un des aspects les plus intéressants du modèle qu’elle a développé est sa proximité avec plusieurs traditions métaphysiques anciennes.
5.1. Vedānta advaita
- La conscience est le substrat,
- Le monde est une manifestation,
- L’individualité est une illusion de séparation.
5.2. Taoïsme
- Le Tao est sans forme,
- Le manifesté découle du non-manifesté.
5.3. Bouddhisme Madhyamaka
- Les phénomènes n’ont pas d’existence propre,
- Ils émergent par interdépendance.
Mais soyons clairs, Maria Strømme ne cherche pas à “spiritualiser” la science. Elle montre simplement que certains aspects de la physique contemporaine et du non-dualisme convergent vers une vision moins matérialiste et plus unifiée.
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Sa théorie est séduisante, mais elle a des limites
Le modèle a une élégance conceptuelle, mais il présente plusieurs limites que Maria Strømme reconnaît elle-même.
6.1. Manque de prédictions testables
Aucune expérience ne permet aujourd’hui de distinguer un univers “fondé sur la conscience” d’un univers matérialiste.
6.2. Usage analogique des notions quantiques
Les concepts de brisure de symétrie, fluctuations du vide, ou effondrement de la fonction d’onde sont utilisés comme images, non comme outils mathématiques.
6.3. Rapport insuffisant aux neurosciences
Le modèle ne propose pas de mécanisme clair expliquant pourquoi des lésions cérébrales altèrent la conscience si celle-ci est universelle.
6.4. Difficulté à expliquer la pluralité des consciences
L’idée de focalisation reste trop floue pour constituer un véritable modèle explicatif.
Conclusion — Vers une nouvelle épistémologie ?
L’article de Maria Strømme n’est pas une théorie physique au sens strict.
C’est une proposition métaphysique structurée, inspirée par la physique, cherchant à ouvrir un pont entre science et philosophie non-duelle.
Il ne s’agit pas dans son esprit de remplacer la science actuelle, mais d’élargir le cadre conceptuel dans lequel nous réfléchissons à des questions aussi complexes que l’origine de la conscience, la nature de l’espace-temps, le statut de la réalité et l’unité profonde du cosmos.
Pourquoi ce type de modèle intéresse-t-il aujourd’hui autant de chercheurs ?
Parce que le paradigme matérialiste strict ne parvient plus à intégrer tous les phénomènes, et parce que la physique moderne elle-même semble indiquer que matière, espace et temps ne sont peut-être pas les fondements ultimes.
La série d’articles que je vous propose à la suite de celui-ci examinera plus en détail les implications du modèle de Strømme, ses forces, ses limites, et son positionnement face aux autres approches idéalistes contemporaines.
Loin des certitudes, nous chercherons simplement à comprendre ce que pourrait signifier une science où la conscience n’est plus une conséquence du monde, mais son origine.
Note :
- Doctrine, selon laquelle toutes les connaissances sont réductibles, au moins théoriquement, aux énoncés de la physique.
Découvrez l’article présentant Maria Strømme en suivant ce lien :
Maria Strømme : Une scientifique à la croisée de la physique, de la biologie et de la métaphysique
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