Une métaphysique scientifique en devenir : limites, critiques et perspectives du modèle Strømme
Série : “Conscience fondamentale — Nouvelles perspectives entre physique et non-dualisme”
ARTICLE 6
Toute proposition théorique ambitieuse se mesure aussi à sa capacité à supporter la critique. En plaçant la conscience au fondement du réel, le modèle proposé par Maria Strømme ne se contente pas de remettre en question le matérialisme dominant : il bouscule les frontières établies entre physique, philosophie, neurosciences et métaphysique.
Ce dernier article de la série se propose d’examiner lucidement les limites, les objections et les fragilités conceptuelles du modèle Strømme, sans pour autant en minimiser la portée. Absence de prédictions testables, usage analogique du vocabulaire de la physique, difficulté à rendre compte de la pluralité des consciences ou du rôle précis du cerveau : ces critiques sont réelles et doivent être prises au sérieux.
Mais c’est précisément parce qu’il se situe à la frontière de plusieurs champs que ce modèle attire aujourd’hui l’attention. En ouvrant un espace de dialogue entre science contemporaine, métaphysique naturalisée et traditions non-duelles, il témoigne d’un moment particulier de l’histoire des idées, où la question de la conscience redevient centrale.
👉 Cet article, conclusif de la série “Conscience fondamentale – Nouvelles perspectives entre physique et non-dualisme”, est réservé aux lecteurs et abonnés de la revue papier « Parasciences ».
Il propose une évaluation critique équilibrée, tout en esquissant les perspectives de recherche qu’un tel cadre pourrait ouvrir à l’avenir.
Introduction : Une théorie aux frontières de plusieurs mondes
La théorie proposée par Maria Strømme dans « Universal consciousness as foundational field » n’est pas une simple spéculation “spiritualiste” masquée sous un vernis scientifique, ni une formulation naïve de l’idéalisme philosophique classique. C’est une tentative rare et ambitieuse de décrire la conscience comme un champ fondamental, en dialogue avec la physique des champs, la gravité quantique émergente, la phénoménologie, les approches non-duelles et les neurosciences contemporaines (par contraste critique).
Pourtant, comme tout modèle qui cherche à dépasser un paradigme dominant, il se trouve immédiatement confronté à plusieurs critiques majeures.
Certaines concernent son statut scientifique, d’autres sa cohérence interne, d’autres enfin la manière dont il mobilise le vocabulaire de la physique moderne.
Cet article – le dernier de cette série – est consacré à l’examen lucide et approfondi des limites du “modèle Strømme”, des principaux points de critique qu’on peut lui apporter, des raisons pour lesquelles il suscite malgré tout un intérêt croissant et des perspectives de recherche que ce type d’approche pourrait ouvrir.
-
Le modèle Strømme : une théorie ou une métaphysique ?
1.1. Le critère de falsifiabilité
Une théorie scientifique, au sens poppérien (1) classique, doit pouvoir être réfutée. Or, le modèle Strømme, dans sa forme actuelle ne propose pas de prédictions testables, ne dérive aucun phénomène mesurable de manière quantifiée, ne permet pas de distinguer expérimentalement un univers “fondé sur la conscience” d’un univers matérialiste.
C’est une limite majeure.
Cependant, comme de nombreux physiciens et épistémologues le soulignent aujourd’hui, la falsifiabilité stricte n’est plus le seul critère de scientificité dans les domaines où l’expérimentation directe est difficile (cosmologie, gravité quantique, théorie des cordes).
Dans ce sens, Strømme s’inscrit davantage dans un cadre de science exploratoire ou de métaphysique naturalisée.
1.2. Métaphysique ≠ spéculation gratuite
La métaphysique scientifique, entendue comme une réflexion rigoureuse sur les fondements, est une composante essentielle de la physique théorique contemporaine. Les théories d’espace-temps émergent, de multivers ou de géométrie holographique sont d’abord des métaphysiques.
Strømme se situe dans cette famille car elle propose un cadre conceptuel, non une équation.
-
Limite 1 : l’usage analogique de la physique
L’un des reproches les plus fréquents adressés à ce type de modèle concerne l’utilisation de notions empruntées à la physique quantique. Voyons cela de plus près.
2.1. Notions mobilisées par Strømme
Strømme utilise des termes comme brisure de symétrie, champs fondamentaux, fluctuations, émergence, excitation de champ, effondrement, dynamique relationnelle, etc.
Ces concepts ont un sens mathématique précis en physique.
2.2. Le risque : la métaphore déguisée
Par exemple, dans son modèle, la brisure de symétrie est un processus métaphysique, pas un phénomène quantifié, les “excitations du champ conscientiel” ne sont pas décrites mathématiquement et les “modes de manifestation” ne sont pas formalisés.
On pourrait lui reprocher d’utiliser la physique comme source d’analogies, sans fournir la traduction mathématique.
2.3. Le contre-argument raisonnable
Cependant, pour Maria Strømme, il s’agit d’un langage heuristique.
Les physiciens décrivent la matière comme des excitations de champs.
Pourquoi ne pourrait-on pas décrire la conscience comme un champ plus fondamental ?
Elle n’affirme pas que le champ conscientiel obéit à une équation connue, mais qu’une structure formelle pourra ultérieurement émerger.
-
Limite 2 : la pluralité des consciences individuelles
C’est le point le plus délicat de sa thèse.
3.1. Le modèle de la “focalisation”
Elle propose que les consciences individuelles sont des focalisations locales du champ universel, mais plusieurs questions demeurent : Qu’est-ce qui déclenche une focalisation ? Pourquoi plusieurs focalisations simultanées ? Et pourquoi la conscience universelle “choisirait-elle” une perspective limitée ?
3.2. Comparaison avec les autres modèles
De son côté, Kastrup parle de dissociation, Spira parle de localisation, Chalmers évite la question et, nous l’avons vu, le panpsychisme disperse la conscience en micro-unités.
Maria Strømme adopte une position intermédiaire, mais l’absence de mécanisme clair demeure une faiblesse explicative.
3.3. Le risque
Le modèle “une conscience → plusieurs points de vue” est séduisant, mais peut paraître circulaire car la pluralité est supposée comme conséquence d’une dynamique interne, sans explication mécaniste.
-
Limite 3 : le rôle du cerveau et les données neurobiologiques
L’une des principales critiques adressées à l’idéalisme – quelle qu’en soit la forme – concerne sa compatibilité avec les données neuroscientifiques.
4.1. Le matérialisme bénéficie d’un argument solide
Il est évident que si une lésion cérébrale modifie la conscience, cela suggère un lien causal, un ancrage biologique et une dépendance structurelle.
Évidemment, Maria Strømme ne nie pas ces faits, mais elle les réinterprète car, selon elle…
4.2. La conscience n’est pas produite, mais filtrée
Elle explique avec subtilité qu’une lésion altère la “fenêtre”, mais pas la lumière elle-même, tirant l’analogie suivante : casser un verre ne détruit pas l’eau qu’il contient , mais modifie sa forme.
4.3. Une explication satisfaisante ?
Du point de vue métaphysique c’est imparable mais ça l’est moins du point de vue neuroscientifique.
Il faudrait établir un modèle mécaniste du filtrage, capable d’expliquer comment le cerveau canalise la conscience et comment différentes structures cérébrales correspondent à différentes modalités de focalisation.
Pour le moment, Maria Strømme ne propose pas un tel modèle.
-
Limite 4 : absence de formalisme mathématique
Le modèle souffre d’un problème fréquent dans les approches idéalistes :
5.1. Il manque un équivalent des équations de Maxwell ou de Schrödinger, un formalisme permettant de dériver des états, des transitions, des invariants, des prédictions.
5.2. Pourquoi cette absence ?
Parce que Maria Strømme adopte une position volontairement pré-mathématique.
Elle cherche à proposer une structure conceptuelle avant tout. C’est bien sûr une démarche légitime, mais elle limite son intégration dans le débat scientifique strict.
5.3. Sommes-nous à l’aube d’un futur formalisme ?
C’est envisageable car certains physiciens (Tegmark, Tononi, Rovelli, Hardy) travaillent déjà à mathématiser la conscience, la perspective, l’information, l’intrication, l’indépendance de l’espace-temps.
Le “modèle Strømme” pourrait un jour s’insérer dans cet effort.

Carlo Rovelli
-
Limite 5 : le statut épistémologique du modèle
6.1. Il ne relève ni de la science, ni de la philosophie, ni de la spiritualité
Le modèle développé par Maria Strømme se situe dans un espace intermédiaire : il n’offre pas la rigueur d’une théorie physique, il dépasse le cadre traditionnel de la philosophie, il n’est ni religieux ni théologique et il n’est pas un modèle psychologique.
Il s’agit d’une métaphysique naturalisée, comparable à la théorie de l’information intégrée, à la gravité quantique émergente, à l’idéalisme analytique.
6.2. Ce modèle dérange. Pourquoi ?
Parce que les frontières disciplinaires sont encore très rigides et une théorie qui navigue entre ces frontières est difficile à classer… donc difficile à accepter.
-
Pourquoi ce modèle attire-t-il autant d’attention ?
(Forces et atouts théoriques)
Pourtant, et c’est le grand paradoxe, malgré ses limites, le “modèle Strømme” possède plusieurs forces remarquables.
7.1. Il propose un cadre unifié
L’un de ses principaux atouts réside dans le fait qu’il relie, en un même cadre, la physique, la phénoménologie, la psychologie, la cosmologie et les traditions non-duelles.
7.2. Il redonne une place centrale à l’expérience
Contrairement au matérialisme strict, il ne cherche pas à expliquer la conscience en la dissolvant. Bien au contraire, il la prend comme point de départ.
7.3. Il offre une alternative conceptuelle claire
Alors que beaucoup de modèles se contentent d’énoncer doctement que “la conscience est un mystère”, Maria Strømme propose une architecture structurée en trois principes.
7.4. Or, son modèle est compatible avec le tournant informationnel de la physique
- espace-temps émergent,
- gravité quantique holographique,
- rôle central de l’information,
- non-localité comme propriété primaire.
7.5. Il ouvre un espace de dialogue entre science et non-dualisme
Ce pont est précieux pour qui s’intéresse à la conscience dans toutes ses dimensions.
-
Perspectives et futurs possibles du modèle
8.1. Vers un formalisme mathématique
Une théorie de la conscience comme champ pourrait être formulée en théorie de l’information (Hardy, Tegmark), en géométrie quantique, en théorie des réseaux, en topologie relationnelle.

Max Tegmark
8.2. Intégration avec les neurosciences
Un modèle mécaniste du “filtre” pourra être développé dans les temps à venir.
8.3. Validation indirecte
Certaines données empiriques (sans être décisives) pourraient apporter un soutien indicatif, notamment les cohérences neuronales globales, les modèles de conscience non locale, les anomalies perceptives et les structures informationnelles holistiques.
8.4. Dialogue renforcé avec l’idéalisme analytique
La dynamique tripartite proposée par Maria pourrait enrichir les modèles dissociatifs de Kastrup.

Lucien Hardy
Conclusion : Une métaphysique scientifique prometteuse, non encore aboutie
Le modèle de Maria Strømme, dans son ambition, ses limites et sa cohérence interne, est emblématique d’un moment particulier de la science contemporaine où les frontières disciplinaires vacillent, où la physique découvre l’émergent, où la philosophie réhabilite la métaphysique, où la conscience n’est plus une “boîte noire” à éliminer.
Ce modèle n’est ni une théorie achevée, ni un paradigme alternatif prêt à remplacer le matérialisme. C’est une proposition conceptuelle fertile, qui gagne à être discutée, affinée, enrichie, critiquée – et qui sera peut-être un jour mathématisée.
Qu’on adhère ou non à son hypothèse, le modèle Strømme ouvre un espace de réflexion indispensable dans un champ où la question de la conscience demeure l’une des plus profondes énigmes de la connaissance humaine.
Note :
- Du nom de famille de l’épistémologiste Karl Popper. La fameuse thèse de Popper, qui est donc aussi le principe fondamental de toute sa philosophie, est que les sciences sont falsifiables, alors que les pseudo-sciences sont infalsifiables.
Aller plus loin et consulter l’intégralité des articles de cette série :
En libre accès :
Article de base :
Maria Strømme : Une scientifique à la croisée de la physique, de la biologie et de la métaphysique
Article 1.
Quand la conscience devient la trame du réel : vers un nouveau paradigme scientifique ?
Article réservé aux abonnés ou aux lecteurs de la revue 139 :
Article 2.
Aux sources de l’être : peut-on décrire scientifiquement une conscience universelle ?
Article 3.
Quand le cosmos jaillit de la conscience : vers une physique de l’espace-temps émergent
Article 4.
Sommes-nous des “fenêtres” sur la conscience universelle ?
https://parasciences.net/sommes-nous-des-fenetres-sur-la-conscience-universelle/
Article 5.
Idéalisme analytique, panpsychisme, information intégrée : où situer le modèle Strømme ?
Article 6.
Une métaphysique scientifique en devenir : limites, critiques et perspectives du modèle Strømme
S’abonner à la revue Parasciences :
https://jmgeditions.fr/produit/abonnement/
Acheter le numéro 139 de la revue Parasciences
https://jmgeditions.fr/produit/parasciences-n139/
No Comment