Pourquoi je devais écrire « Hélas, qu’avons-nous fait de Son amour »…
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« Malheur à moi si je ne prêchais pas l’Évangile », s’écriait saint Paul. [1] Mais il y a peut-être aussi grave que de ne pas prêcher l’Évangile. C’est de prêcher un Évangile faussé, un contre-Evangile. Malheureusement, l’Église ne l’a que trop souvent fait, à commencer, très tôt, par les divisions en Églises rivales. Puis, à certaines époques, la décomposition morale de leur clergé, leurs richesses accumulées au cours des siècles quand les « princes de l’Église » vivaient entourés d’une cour comme les seigneurs de ce monde, leurs cérémonies fastueuses en décalage complet avec la pauvreté évangélique, leurs abus de pouvoir jusqu’aux tribunaux de l’Inquisition ou aux bûchers… Mais cela, tout le monde le sait. Je n’ai pas besoin d’en rajouter.
Les fidèles se rendent bien compte aussi que ces Églises, parfois, ont inventé des règles de conduite, des exigences morales, des observances, dont on ne trouve pas la moindre justification dans les Évangiles. Il y a là souvent une domination exercée au nom de Dieu sur les consciences, parfaitement insupportable, une culpabilisation permanente qui a fait de terribles dégâts jusqu’au niveau subconscient de générations entières et éloigné de Dieu bien des gens de bonne volonté. Mais, sur cela aussi, beaucoup d’autres ont déjà écrit.
Des querelles nuisibles
Le grand public sent bien aussi, même confusément, que les querelles théologiques qui sont à l’origine de tant de condamnations correspondent parfois à des nuances infimes de vocabulaire qui n’auraient jamais dû conduire à des guerres atroces, ni même à des incompréhensions, des rivalités, des luttes d’influence interminables. Cette division des Églises est un scandale permanent, une véritable trahison du message d’amour de la vie et de la mort du Christ.
Le résultat, c’est que nos Institutions, si vénérables soient-elles, vieillissent mal. Nos Églises n’intéressent pas grand monde et surtout sont incapables d’attirer durablement les jeunes. Bien sûr, il y a les grands rassemblements des Journées Mondiales de la Jeunesse et plus encore, peut-être, les rassemblements organisés par la communauté de Taizé. Mais, la fête finie, quand ils doivent retrouver le même élan dans leurs communautés, paroisses ou aumôneries, ils se sentent peu à peu étouffés par les usages, les traditions… les interdits !
Pourtant, depuis deux mille ans, aucune force en ce monde n’a eu un tel rayonnement, intellectuel, artistique, spirituel surtout. Que de saints merveilleux, même encore aujourd’hui ! [2] Que d’œuvres de dévouement à travers le monde entier, souvent dans la pauvreté la plus complète, parfois même que d’héroïsme ! Aucun mouvement politique, aucune idéologie, même les plus généreuses, aucune religion n’a déployé un tel réseau d’amour à travers toute la planète, jusqu’aux coins les plus reculés. Même notre idéal de justice sociale et d’égalité des chances n’est qu’une forme sécularisée de la charité chrétienne.
François Brune à Mexico en 2006
Alors, d’où vient un tel naufrage ? Il ne suffit pas de le constater, il faut encore en repérer les causes, car enfin, toutes ces déviations que je viens d’évoquer n’ont pas empêché l’Église d’être, pendant des siècles, le phare qui, dans la nuit, indiquait aux hommes la direction de Dieu. Beaucoup de prêtres, de religieux, de laïcs continuent de le faire magnifiquement dans leurs paroisses et leurs communautés. Mais ils ne se rendent pas compte que, dans leur dos, ils ont été trahis par les exégètes et les théologiens. Ils essaient d’attirer des jeunes vers le sacerdoce et ne comprennent pas pourquoi la plupart d’entre eux ne vont pas jusqu’au bout de leurs études théologiques. Ces quarante dernières années, environ 200 000 séminaristes ont abandonné avant leur ordination ; sans compter les innombrables laïcs que l’on a convaincus d’approfondir leur foi et qui ainsi l’ont perdue. [3]
C’est qu’il y a pire que d’annoncer un Évangile faussé : c’est d’annoncer un Évangile vidé de sa substance.
L’Église a perdu son souffle mystique
La vérité, c’est que l’Église d’Occident a perdu très tôt le sens de l’Incarnation de Dieu : la divinisation de l’homme dans le Christ. Dès lors, la divinité du Christ n’était plus nécessaire. S’il s’agissait seulement de nous sauver, de nous ramener à Lui, les prophètes et les saints pouvaient suffire. L’abandon de cette foi en l’Amour absolu de Dieu, allant jusqu’à vouloir nous faire partager sa divinité, ne s’est fait que progressivement, au long des siècles. L’étape suivante était l’abandon de la divinité du Christ, devenue inutile. Elle a consisté à ruiner complètement la valeur historique des Évangiles, c’est-à-dire les fondements mêmes de la foi chrétienne. L’idéologie dominante depuis cinquante ans, non sans influence du communisme, a voulu présenter les Évangiles, non comme l’œuvre de témoins directs ou très proches, mais comme le résultat d’un travail pédagogique très long, accompli par différents groupes communautaires, vivant plus ou moins dans le souvenir des apôtres. Les dégâts sont immenses. Pour beaucoup de chrétiens, même pratiquants, ne reste plus de la vie et de l’enseignement du Christ qu’une personnalité exceptionnelle et un message généreux.
Le Christ est un mystère prodigieux
Pourtant, si l’on prend au sérieux le témoignage des Évangiles, il est évident que le Christ est un mystère prodigieux, bien au-delà de tous les discours humanitaires. Sur ce point, il semble d’ailleurs qu’il y ait le début d’un retour du balancier. Un nombre croissant d’exégètes patentés commence à reconnaître qu’il n’y a aucune raison d’attribuer aux Évangiles des dates de composition aussi tardives que l’exigeait la dernière mode dominante. Aucun document, aucun manuscrit nouveau, aucune inscription ne constitue le moindre indice de rédactions aussi tardives. Il ne s’agit que de constructions intellectuelles, d’a priori que rien ne vient étayer. J’ai déjà donné une bonne liste des auteurs, de plus en plus nombreux, qui réagissent contre ces élucubrations, avec les titres de leurs ouvrages, dans Dieu et Satan et dans Saint Paul, le témoignage mystique. [4] Le pape Benoît XVI a senti depuis longtemps cet effondrement intérieur de la foi et ce pourrissement de l’Église. En bon professeur d’exégèse, il vient de réagir, une fois de plus, en dénonçant les excès de la « critique historique ». Réactions trop tardives ! En outre, s’il défend vigoureusement, à partir des textes, la divinité du Christ, il semble bien, d’après son commentaire sur la Transfiguration, qu’il n’ait toujours pas compris ce qu’impliquait une véritable Incarnation de Dieu. Ce n’est toujours là qu’un demi-christianisme ! [5] Seule une vision pleinement mystique du christianisme peut résister à l’athéisme matérialiste. Ce n’est pas une réconciliation avec les intégristes qui pourra faciliter cette démarche ! Toute tentative du Pape pour rétablir l’Église de son enfance sera forcément vouée à l’échec, parce qu’insuffisante et impossible.
Un travail de ressourcement est nécessaire
Mais pour retrouver ce souffle mystique, le sens de l’Incarnation de Dieu et donc de la divinisation de l’homme, un vrai travail de ressourcement théologique sera aussi nécessaire. Nombre de fidèles se veulent aujourd’hui libérés de tout dogme, sans même les connaître vraiment, ni même savoir ce qu’est en réalité un « dogme ». Une pensée vague et généreuse leur suffit, un simple message d’amour universel, de solidarité, et de compassion comme le proclament certains. [6] Il est vrai que cette tendance se retrouve non seulement chez des philosophes mais aussi chez de nombreux théologiens pour lesquels le Christ n’est plus vraiment Dieu fait homme, mais seulement le plus grand de tous les saints et de tous les prophètes. [7] Nombreux sont aujourd’ hui les catholiques déclarés et même pratiquants, du moins en France, qui ne savent même plus que l’essentiel de la foi chrétienne est (ou du moins était) la foi en la divinité du Christ, « Dieu, né de Dieu, lumière née de la lumière, vrai Dieu, né du vrai Dieu », comme le dit pourtant explicitement le Credo ! Mais je pense, à cet égard, comme Régis Debray, que « l’essor des spiritualités orientales (me) semble plutôt traduire un affaissement du religieux ». [8] Cette religiosité généreuse fait écran. Elle donne bonne conscience et empêche d’aller au-delà jusqu’ au vrai mystère du monde, de l’homme et de Dieu, car elle élimine la face sombre de notre destin tragique, tout le mystère du mal.
Comme pour les problèmes d’exégèse il y a, là aussi, un début de réaction. On le doit pour l’essentiel aux mouvements charismatiques, basés essentiellement sur l’expérience spirituelle. Mais l’expérience seule ne suffira pas indéfiniment. On ne pourra faire longtemps l’économie d’une véritable réflexion théologique. Il faudra alors que celle-ci soit, à la fois profondément ancrée dans la tradition et crédible pour l’homme d’aujourd’hui, fasciné par les dernières découvertes de la science ; qu’elle soit capable de nourrir sa spiritualité, de lui redonner l’accès à l’Amour de Dieu. Mais il est évident aussi pour moi que le salut ne viendra pas du fondamentalisme à l’américaine, ni d’une réanimation du cadavre de la théologie scolastique, celle de saint Augustin et de saint Thomas d’Aquin. C’est pourtant celle que l’on tentait de m’imposer lors de mes études de théologie et que je ne pouvais déjà pas admettre, parce que trop liée à une philosophie complètement dépassée et spirituellement désséchée. Ce fut pour moi une longue recherche. Il me fallait comprendre d’où venaient les déviations, à quelle époque elles s’étaient produites et sous quelle influence extérieure aux Évangiles. Ce faisant, je découvrais peu à peu que je n’avais rien à inventer. Sur ce point, il me semble que Régis Debray a raison de réagir contre les excès d’un discours, fréquent aujourd’ hui, selon lequel « les Évangiles sont formidables par opposition à une Église… déplorable. » [9] C’est en partie vrai, mais un peu trop facile.
Une autre façon de parler à Dieu
Il y avait une autre théologie possible. Toute une partie de l’Église, durant les premiers siècles, avait élaboré, développé une autre réflexion, une autre façon de parler de Dieu qui correspond encore aujourd’hui beaucoup mieux, à la fois, aux exigences intellectuelles de notre temps et à l’expérience spirituelle de tous les mystiques. C’est la découverte de cette tradition qui m’a permis de garder la foi. Cette tradition a été tant bien que mal conservée et renouvelée depuis, jusqu’à nos jours, par les chrétiens d’Orient. Or, à la lumière des hypothèses les plus récentes de la science moderne, tout ce courant de pensée révélait sa profondeur prophétique. J’ai tenté de le montrer dans L’homme doit-il être sauvé ? et dans Saint Paul, le témoignage mystique. [10] Je suis même persuadé que cette théologie mystique aurait eu et a toujours beaucoup plus de chance d’entraîner l’adhésion des peuples de l’Asie.
Cette démarche m’a valu quelques ennuis personnels qui m’ont peu à peu marginalisé dans l’Église. En revanche, cette recherche m’a permis de découvrir des trésors d’intelligence et de spiritualité qui n’ont cessé de me nourrir.
La synthèse d’une vie…
J’ai déjà écrit quelques ouvrages pour essayer de transmettre une partie de ce qui me fait vivre ainsi. On les trouvera en tête de ce livre. Mais j’ai été invité aussi à collaborer à différentes revues ou à certains ouvrages collectifs. Quel qu’ait pu être le sujet que l’on m’avait proposé, je m’aperçois que tous avaient poursuivi le même but : retrouver ce souffle mystique, aussi bien chez les saints d’Occident que chez les théologiens de l’Orient ; contribuer ainsi à refaire l’unité de l’Église, non pas sur un plus petit dénominateur commun, mais par le sommet, par le témoignage de ceux qui ont éprouvé Dieu.
Il s’agit donc ici d’un recueil d’articles de revues, de chapitres de livres collectifs ou de simples entretiens. Plusieurs de ceux qui les avaient lus m’ont fait remarquer que j’y avais souvent livré davantage mes convictions les plus intimes, aussi bien dans l’admiration des grands auteurs que j’ai toujours suivis que dans le refus de ceux qui me paraissent responsables de l’effondrement de la foi dans les pays d’Occident. Je les reproduis ici fidèlement. Je me suis contenté, parfois, d’en estomper le style oral et d’introduire une mise à jour bibliographique. Je renvoie même assez souvent le lecteur à mes ouvrages précédents, car je voudrais lui faire sentir la profonde unité de ma démarche à travers des domaines apparemment très éloignés.
L’inconvénient de ce genre d’ouvrage est que les répétitions y sont inévitables. Certains thèmes ont une telle importance qu’ils se retrouvent un peu partout quel que soit le sujet traité. Cependant, l’expérience me prouve que telle idée nouvelle qui était difficile à saisir dans tel contexte devenait beaucoup plus accessible dans un autre. Un certain effet d’accoutumance est aussi parfois nécessaire. Alors, peut-être ces répétitions ne sont-elles pas complètement inutiles ?
Les querelles ont rendu le Christ méconnaissable
Tel qu’il est, ce livre est ainsi l’écho, à travers mes recherches, de toutes ces querelles qui ont recouvert le visage du Christ et l’ont trop souvent rendu méconnaissable.
Nous partirons de quelques éléments de présentation du christianisme, tel qu’il est vécu en Orient, car c’est de là que tout est parti et c’est bien là que se trouve la source de toute théologie future. Nous approfondirons ensuite le mystère de l’Incarnation de Dieu, dans tout ce qu’il a de scandaleux pour la raison, ce qui fait que la plupart des théologiens d’Occident n’osent plus vraiment y croire. Puis nous insisterons sur la divinisation de l’homme, car la clé de l’effondrement de la foi en Occident est là. Nos théologiens y ont renoncé depuis longtemps ; notre catéchisme n’en parle même plus ; et cependant tous nos mystiques en témoignent, aussi bien dans l’Église catholique que dans les Églises d’Orient et même chez de nombreux mystiques hors du christianisme. C’est pourtant bien cela que le Christ est venu nous apporter : cette « participation à la nature divine » et pas seulement le moyen d’échapper à la mort ou de régner sur la création. Seul Dieu fait homme pouvait nous apporter cela. Enfin j’évoquerai rapidement comment j’ai essayé de défendre cette foi-là et pourquoi je suis convaincu que c’est à ce niveau-là qu’un jour, sans doute lointain, pourra se faire la réunion de tous les croyants.
[11]
Notes
[1] 1re Épître aux Corinthiens, 9, 16.
[2] Joachim Bouflet Le printemps de Dieu, Éditions CLD, 2005 : 72 cas de jeunes nés et morts entre 1900 et 2000, déjà canonisés, béatifiés ou en voie de l’être et tous morts jeunes, de 16 à 37 ans, pris dans les cinq continents.
[3] cf. le témoignage d’Alain Noël dans Ce à quoi je ne crois plus, ouvrage écrit en duo avec Robert Serrou, Presses de la Renaissance, 2001, p. 120-123.
[4] Dieu et Satan, Oxus, 2004, p. 346-352 et Saint Paul, Oxus, 2003, p. 9-16.
[5] Joseph Ratzinger / Benoît XVI Jésus de Nazareth, Flammarion, 2007. Voir notamment sa défense du rôle de saint Jean l’apôtre dans la rédaction du quatrième Évangile.
[6] Richard Rorty et Gianni Vattimo, L’Avenir de la religion, solidarité, charité, ironie, Bayard, 2006.
[7] Voir Pour que l’homme devienne Dieu, dernière édition Presses de la Renaissance, 2008, p. 351-356.
[8] Régis Debray et Claude Geffré, Avec ou sans Dieu ? Le philosophe et le théologien, Bayard, 2006, p. 141.
[9] Régis Debray et Claude Geffré, Avec ou sans Dieu ? Le philosophe et le théologien, Bayard, 2006, p. 81.
[10] L’homme doit-il être sauvé ? Presses de la Renaissance, 2008 et Saint Paul, le témoignage mystique, Oxus, 2003.
[11] Voir Les morts nous parlent, tome II, Oxus, 2006.
Hélas… qu’avons-nous fait de Son amour est publié par JMG éditions. Ce livre est disponible ici :
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